APPROCHE CHROMATIQUE DE L’ENSEIGNEMENT PIANISTIQUE
Deuxième Année
Tout jeunes alors – nous avions cinq ans à peine ! Notre grand-mère, héritière d’une lignée pianistique ayant profité de l’enseignement de Chopin, nous faisait d’emblée jouer en do dièse majeur les Exercices de Hanon : c’est très facile et tout à fait possible, sans aucune connaissance solfégique !
On rentre un peu la main dans le clavier – on l’y ancre, et on pense « un petit soleil » à chaque degré, tout en énonçant la même série de notes (plus « lumineuses »).
On est donc juste très légèrement déplacé vers la droite, sans quitter les appuis que l’on identifie déjà.
De plus, on est sollicité pour « sentir » avec les doigts, « écouter » avec les doigts.
C’est beaucoup plus simple, effectivement, pour commencer, que le si majeur préconisé par le grand compositeur et qui exige qu’on ait déjà une oreille « tonale ».
A priori, dès le premier cours, c’est inloupable ! Et laisse profondément ressentir la sensation d’éclairage que procure cette altération.
Par expérience, je sais cette pratique extrêmement efficace et réalisable à tout âge et dans toutes les conditions – la rationalisation tonale intervenant a posteriori, au cours des études de Formation Musicale.
Seulement, malgré la proposition que j’ai toujours répercutée de ce petit « jeu », il me manquait encore l’essentiel : comment conjuguer cet excellent système à l’orthographe musicale plus générale, sans qu’il semble artificiel et « plaqué » ? En gros, comment atteindre ces rayons de « lune » que constituent les bémols, sans briser l’édifice premier ?
Il m’a fallu tout reprendre : en fait, dès la première leçon, il est nécessaire d’instaurer la double orthographe (absolument non théorisée à ce stade), comme un réflexe : on sait qu’une certaine touche noire porte alternativement deux noms, « do dièse » ou « ré bémol ».
Pour un enfant, ce n’est pas un problème (on peut tenter la comparaison : lui-même porte un nom et un prénom). Face à un adulte, on peut simplement expliquer le rôle des deux accidents précités, sans encore les relier à une quelconque nécessité orthographique, en précisant cependant leur double essentielle valeur.
Dans le même temps, j’ai toujours été fascinée par le lien entre l’éducation musicale technique et son fondement incontournable, ce socle de la « préhension » naturelle de la main, qui aura fait l’objet, de ma part, d’un mémoire de recherche : ne pourrait-on se baser plus ouvertement sur la « pince », cette solide architecture « pouce index », stable et instinctive, qui sous-tend admirablement tous les actes de la vie courante, pour – seulement progressivement, étendre la sollicitation aux autres doigts de la « menotte » enfantine ou de la main adulte encore peu différenciée, qui ne s’emploieront que peu à peu et acquerront par là leur nécessaire autonomie.
L’avantage connexe étant que l’on prend l’indispensable habitude de garder la main groupée, ce qui est très important devant un clavier : c’est la condition sine qua non de la détente nécessaire au jeu pianistique.
Lisant les premières pages de ma Méthode, on verra que je n’emploie que le pouce. Au danger d’obtenir un « pouce lourd » ? Non ! Je demande immédiatement un contrôle absolu : les exercices proposés allant du « forte deciso » à un « triple piano » et passant par toutes les nuances. On prend d’emblée l’habitude de contrôler le pouce !
Pendant que le jeune apprenti utilise ainsi le pouce, on est dans la meilleure situation pour placer la main, comme l’ensemble du bras (poignet, coude, épaule…) et du corps.
Ceci, pendant que l’élève continue à pratiquer les deux positions : alternativement touches blanches et touches noires, sans établir de lien entre les deux : je demande simplement à ce qu’on les juxtapose, en relevant la main lorsque l’on passe de l’une à l’autre (ce qui introduit une régulière respiration dans le jeu musical).
C’est donc tout naturellement que l’on passera à l’alternance du pouce et de l’index, en continuant à fréquenter notre « do dièse alias ré bémol » et notre « ré dièse alias mi bémol », utilisant les réflexes déjà acquis de cette inconsciente – mais ô combien utile ! « pince » qui anime notre quotidien.
Là intervient une seconde réalité : la nécessité, soit de jouer à l’unisson (ce qui est excellent pour l’égalisation des doigts : ici, du pouce par l’index), soit de pratiquer, aux deux mains, le même doigté, dans des formules inversement symétriques : ce qui est plus directement physiologique. Dans ma présentation, j’équilibre et je combine les deux.
Toujours concomitamment, il reste essentiel d’occuper le plus rapidement possible tout le clavier, de façon à ce que le corps puisse se positionner, en toute tranquillité, bien en face.
Cela installe aussi un champ respiratoire large, central, propice à la détente et à une efficace mobilisation dans la dynamique gestuelle que l’on projette. Enfin, la sollicitation reste d’explorer sans limitations, au plan kinesthésique, avec curiosité et émerveillement, ce qui n’est pas sans conséquences sur le potentiel artistique et interprétatif !
D’où les octaviements rapidement proposés, dont cette « découverte », par exemple, du même « do » dans tous les registres, que l’on suscitera, par la suite, note par note, en autonomie, de façon à ce que l’élève acquière le « goût de l’aventure », face à la globalité de son instrument.
On ne joue pas sans « écouter » : entendre, premièrement, très clairement, un « son mental » très précis – celui que l’on vise, puis recevoir, dans la foulée, la résonance physique qui suit le geste : le fait que les doigts « écoutent » littéralement peut devenir la formule magique des jeunes élèves, comme l’objectif (souvent inédit) de l’adulte autodidacte.
La pulsation est la première entité que l’on met en place. Sans elle, pas de musique possible ! De la même façon qu’aucune vie organistique ne pourrait se développer et persister sans la pulsation complexe (concomitamment binaire et ternaire) qui la sous-tend. Sans parler de l’horloge de nos ordinateurs !
Musicalement, ladite pulsation reste dépendante de la mensuration (d’où, d’un genre, d’une forme et d’un style – sans parler des courants et des époques) : d’où la mise en évidence, au début du recueil, des accentuations classiques de la mesure à quatre temps (employée en premier lieu parce qu’elle résonne aux oreilles habituées aux « musiques actuelles »).
D’emblée, on demandera non seulement de pulser, mais, aussi, de mensurer, tout ce que l’on joue. Ce qui est une exigence conjointement kinesthésique (penser à la danse), conceptuelle (on compte), esthétique (pas de construction harmonieuse sans un Nombre fondateur, un Invariant régulateur) et culturelle (on note de considérables variations, d’un patrimoine à l’autre).
On passera aisément de quatre à deux temps ; puis, dans la continuité – de la façon la plus naturelle possible, on s’initiera aux trois temps et à la ternarité.
En se rappelant que, si le binaire, qui correspond globalement à la motricité volontaire, est le plus directement accessible, la motricité inconsciente (dont les battements du cœur) demeure globalement ternaire : c’est une expérience que l’organisme connaît.
« Voir » la pulsation constitue une aide précieuse, au début. On peut compter, en la regardant ; faire compter ou pulser un camarade. Repérer tout de suite les temps forts, les distinguer des temps faibles. Artistiquement rebondir d’un appui au suivant. S’appuyer sur lesdits appuis pour articuler son jeu mélodico-harmonico-rythmique.
Tout ce qui aura été énoncé précédemment est valable pour l’adulte et, par-delà l’univers académique musical, l’autodidacte en général : ici, les fondamentaux de la pensée interprétative sont bien mis en relief, visuellement en évidence, ce qui permet de les concevoir simultanément et de les combiner consciemment, dès les premiers pas dans ce domaine.
Le jeu instrumental mobilise l’entièreté des deux hémisphères cérébraux : la main – mais aussi tout le corps ; l’oreille – et une constante importante synesthésie ; toute une gamme d’émotions, jusqu’aux sentiments et aux « états d’âme » et d’« être » que concrétisent contemplation et méditation ; tandis que l’intellect reste un outil puissant, seul apte à sous-tendre l’ensemble des intuitions que l’on forge, à mesure de ses choix d’interprète.
C’est dire l’importance « d’apprendre un instrument » – ici le piano : on se détend, on se mobilise efficacement, on respire sciemment, on s’émerveille, on ressent, autant de l’intérieur vers l’extérieur que l’inverse, on compte, on escompte, on calcule, on formalise, on suppute, on augure – on crée !
Allant bien au-delà du verbe.
Donc, que tout « exercice » proposé attise l’« intelligence », à tous les plans : pas de pratique automatique et gratuite, mais une constante interpellation à rendre les atmosphères les plus variées, comme exprimer, dans différents langages musicaux, les sensations et les sentiments les plus complexes.
Que cette Méthode ouvre donc à l’irremplaçable domaine de l’Art !
À ce sujet, je propose la petite expérience que j’aime faire partager aux plus jeunes : sur chaque ongle, on dessine des yeux, des oreilles et une bouche. Ainsi, on vit par ses doigts, on voit par eux, on écoute par eux, on goûte par eux, on ressent très largement par eux…
Du fait que l’approche proposée est d’emblée chromatique, une immense variété générique s’offre immédiatement, sans restriction autre que des capacités techniques qui s’élargissent à mesure.
Ici, nous proposons autant de courants traditionnels populaires et sérieux que de perspectives contemporaines, dont quelques pistes vers les musiques actuelles, qui ne sont pas surdimensionnées : il est fondamental de laisser à chacun la porte ouverte vers les langages les plus complexes et les plus élaborés, quelle que soit la perspective stylistique considérée, tout en invitant à une pratique la plus large possible : une véritable « culture générale » musicale qui, quels que soient les choix ultérieurs, constitue le solide socle auquel on pourra toujours se référer.
Enfin, que cette Méthode soit « joie » – à l’image de la « Joie Cosmique » : c’est ce sentiment qui anime l’Art, concomitamment à l’Amour Créateur.
Comme s’exclame Beethoven, l’effort s’y mue spontanément en plaisir, la peine en allégresse !
Et toute tension s’oublie intégralement, tant est immense l’attrait de se sentir « grandir » de façon inédite – en âme et en conscience, à chaque étape franchie.
Que l’ouvrage soit, donc, juste ce « tuteur » dont on affuble une plante bien vivace ! Et qui s’alimentera de son propre Destin !
Colette Mourey